
Installé au Canada depuis l'adolescence, Raed Hammoud incarne une trajectoire plurielle, à la croisée des cultures et des disciplines. Journaliste, réalisateur, musicien, animateur de télévision, il explore les identités, les fractures, les exils. Et surtout les histoires humaines derrière les grandes étiquettes. Dans cette interview, Raed revient sur son parcours atypique, les défis d'un immigrant devenu voix médiatique, ses inspirations et sa manière bien à lui de construire des ponts entre les mondes. À travers ses mots, c'est une autre manière de penser l'expatriation, le déracinement et la résilience qui se dessine.
Vous êtes d'origine libanaise, né au Niger et vivez au Canada. Pouvez-vous nous raconter votre trajectoire de vie, en particulier, ce qui vous a amené au Canada ?
J'ai fait beaucoup d'allers-retours au Canada, avec mes parents, entre l'âge de 10 et 16 ans. Puis j'ai immigré seul à l'âge de 16 ans au Québec, où j'ai rejoint mon frère. À l'époque, j'étais animé par un grand rêve : faire de la musique. Mais comme beaucoup d'enfants d'immigrants, je savais qu'il fallait aussi assurer un avenir plus « solide », comme on dit. J'ai donc entrepris des études en relations internationales, tout en continuant à faire de la musique en parallèle, un peu dans l'ombre, entre les cours et les soirées de création.
Le moment charnière, ça a été mon stage de fin d'études. Je devais partir dans le sud du Liban, mais la guerre de 2006 a tout bouleversé. Mon coordonnateur m'a alors proposé un plan B : Radio-Canada. Franchement, je n'y avais jamais pensé. Ce n'était pas mon univers, et pourtant… j'y suis allé. Et ça a été le début d'un tout autre parcours.
Pouvez-vous nous raconter votre parcours, à la croisée du journalisme, de la réalisation et des études en science politique ?
Mon parcours est fait de croisements, oui. J'ai toujours gardé un pied dans la création artistique (surtout la musique) tout en évoluant dans le monde de l'information. Faire une maîtrise, c'était un défi personnel, mais aussi un moyen de nourrir ma curiosité intellectuelle.
Le journalisme est arrivé un peu par accident. Je ne me suis jamais vu comme un « journaliste classique », mais plutôt comme un raconteur d'histoires, quelqu'un qui cherche à comprendre et à transmettre. Mon engagement dans la réalisation est né du besoin de donner forme à ces histoires, avec mon propre langage.
Vos documentaires « T'es où Youssef ? » et « Les Poussières de Daech » explorent des sujets délicats. Qu'est-ce qui vous motive à raconter ces histoires ?
« T'es où Youssef ? » est né d'une histoire vraie, personnelle. Youssef, c'était un gars que je connaissais. Un camarade de classe, drôle, gentil. Et un jour, il est parti. Il a rejoint Daech.
Ce choc m'a bouleversé. On entendait sans cesse parler de terrorisme, de radicalisation, mais là, c'était différent : c'était quelqu'un que je connaissais. J'ai ressenti le besoin de comprendre. Pas de justifier ou d'excuser, mais de remettre de l'humain là où tout était devenu froid et caricatural. On parle souvent de Daech ou du terrorisme avec des mots sans nuance.
J'ai raconté cette histoire à Sophie Bélanger, une collègue recherchiste, qui m'a dit : « C'est fort. On doit en faire un film. » Elle m'a proposé de pitcher le projet à un producteur et m'a demandé si j'étais d'accord. J'ai accepté, un peu naïvement au départ, sans vraiment réaliser dans quoi je m'embarquais.
Et puis tout s'est accéléré. Très vite. Mais pour moi, il était hors de question de faire ce film sans l'accord de la famille de Youssef. C'était une histoire trop intime, trop délicate. Il a donc fallu entamer de nombreuses démarches, convaincre, rassurer, trouver le bon ton… Ça a été long, parfois éprouvant. Et très stressant !
Mais on a fini par y arriver. Et surtout, on l'a bien fait. Respectueusement. Ce processus-là, cette volonté d'aller au bout sans trahir les gens ou les faits, c'est exactement ce qui me pousse à raconter des histoires. Donner de la voix à ce qu'on ne comprend pas. Redonner de l'humanité là où on ne voit plus que des titres de journaux.
Ce film a touché beaucoup de gens, ici et ailleurs. Il m'a aussi ouvert la porte à d'autres projets.
Dans « Les Poussières de Daech », j'ai poursuivi cette quête. Avec Leïla, la sœur de Youssef, nous sommes allés jusqu'en Syrie pour essayer de retrouver sa fille, née là-bas. Une petite fille piégée dans un camp de détention. C'était risqué, bouleversant, mais essentiel. Ce film, c'est une réflexion sur la mémoire, l'héritage, la responsabilité. Et surtout, sur ce qu'on fait quand on ne peut plus fermer les yeux.
Ce qui me motive, c'est donc l'humain. C'est ce désir de comprendre, d'éclairer les zones d'ombre, qui me pousse à raconter ces histoires. Aller au-delà des clichés, donner un visage, une voix et une complexité aux parcours humains.
En tant qu'animateur sur TV5 de l'émission « Immigrants de souche », vous explorez la dimension humaine de l'immigration. Comment choisissez-vous les personnalités que vous mettez en lumière ? Laissez-vous une part à l'intuition et aux rencontres ?
Avec Immigrants de souche, émission que j'ai imaginée avec Vincent Gourd, j'ai voulu explorer les parcours d'immigrants établis au Québec, à travers un prisme profondément humain. À l'origine, je devais aller tourner en Afrique pour TV5, mais la pandémie a tout stoppé. Je me suis dit : Et si on faisait voyager les gens sans quitter le Québec ?
Alors j'ai imaginé une série où on rencontre des personnes venues d'ailleurs, qui ont refait leur vie ici. On mène des recherches, bien sûr, mais quand je pars en tournage, je n'ai jamais de notes. Je laisse la personne me raconter son histoire comme elle le veut. Je cherche à créer un espace de confiance et de surprise. Et parfois, une rencontre imprévue dans un café ou une rue se transforme en épisode.
J'écoute mon intuition. Elle me guide plus que n'importe quel dossier préparatoire. On privilégie les parcours inspirants. Pas forcément des success stories ultra brillantes, mais des histoires vraies, fortes. En revanche, ceux qui ont vécu un échec d'immigration sont plus difficiles à approcher : peu veulent en parler.
Avez-vous rencontré des difficultés dans votre parcours ? Quels ont été les plus grands défis dans votre vie personnelle et professionnelle ?
Le plus dur, au début, a été de me faire prendre au sérieux. Je proposais des projets, mais on me regardait un peu de travers. J'ai fait tous les horaires possibles, j'ai remplacé à la dernière minute, j'ai prouvé, encore et encore, que j'étais capable.
Et puis, une fois reconnu, un autre défi est arrivé : on voulait me mettre dans une case. Celle du « journaliste sérieux », du gars engagé. Mais moi, je suis aussi musicien, rêveur, touche-à-tout. Je ne voulais pas avoir une étiquette. Je crois qu'on est tous plus complexes que les rôles qu'on nous colle.
En quoi votre statut d'immigré (ou d'expatrié) influence-t-il votre manière d'aborder la société québécoise et canadienne ?
Je crois que ce n'est pas tant mon statut d'immigré qui influence ma manière de voir le Québec et le Canada, mais plutôt le fait d'avoir voyagé. J'ai vu d'autres réalités, vécu d'autres contextes. Alors oui, ici, on est bien. On a tendance à oublier à quel point. L'environnement, la sécurité, les opportunités… c'est précieux. Mais cette ouverture, elle vient du fait d'avoir vu le monde, pas seulement d'avoir changé de pays.
De manière générale, le Canada, particulièrement le Québec, est-il toujours la terre d'immigrants qu'il se targuait d'être il y a une décennie ? Le rêve canadien existe-t-il encore ?
Non, le rêve s'est essoufflé. Comme dans tout l'Occident, d'ailleurs. Le Canada n'est plus cette terre de rêve dont on parlait il y a encore dix ans. Je le dis souvent aux jeunes que je croise, surtout ceux qui viennent d'Afrique : ici, ce n'est pas facile. C'est dur. Le système est exigeant, capitaliste et compétitif. Il faut travailler fort et faire beaucoup de sacrifices.
Et puis, les services publics ne sont plus ce qu'ils étaient. On voit les fissures. Alors je dis aux gens : « Venez si vous en avez vraiment envie, mais ne croyez pas au rêve qu'on vous vend ». Ce n'est pas pour décourager, mais pour être lucide. Le Canada reste une terre d'accueil, mais il faut venir avec les yeux ouverts, pas bercé d'illusions.
Vous avez évoqué l'importance du « savoir être » et de l'adaptabilité dès les stages à Radio Canada. Comment ces compétences vous servent-elles aujourd'hui ?
J'essaie de faire les choses sérieusement, sans me prendre trop au sérieux. J'ai toujours bossé dur. Je ne crois pas avoir de talent exceptionnel, mais je travaille énormément. Et ça, à long terme, ça fait une différence.
Mes études m'ont donné une culture générale, mais c'est surtout la vie, les expériences, les rencontres et les galères qui m'ont formé.
Dans “Immigrants de souche”, vous allez à la rencontre d'immigrés établis au Québec. Avez-vous perçu des approches différentes selon leur pays d'origine ?
Chaque culture a ses propres codes. Il y a des communautés qui paraissent plus fermées que d'autres, mais ce n'est pas de la réticence ou de la méfiance : c'est simplement une autre manière d'être, ancrée dans leur culture.
Ce qui m'a surpris, et c'est important de le dire, c'est que moi aussi, j'ai mes propres préjugés. On en a tous, même inconsciemment. Je me souviens, la première fois que j'ai tourné un épisode avec une personne japonaise, j'ai ressenti une forme de distance, une certaine froideur. Mais avec un peu de temps et d'écoute, j'ai compris que ce n'était pas du tout de l'indifférence. C'était juste une autre façon de communiquer, plus réservée. Il faut apprendre à apprivoiser ces codes, à sortir de nos référents pour vraiment se rencontrer.
Et au final, malgré les différences, on retrouve toujours les mêmes désirs profonds : être respecté, aimé et pouvoir vivre dignement.
Quels sont vos prochains projets : nouveaux documentaires, émissions ou écrits ? Avez-vous une envie particulière ?
Je prépare une nouvelle émission pour TV5, qui s'appelle Terrain de jeu. L'idée, c'est d'aller découvrir des terrains de football isolés à travers le monde. Des endroits reculés, oubliés. Et de raconter la culture foot autrement. Pas à travers les grands clubs ou les vedettes, mais à travers les gens, les villages et les communautés.
Le ballon devient un prétexte pour aller à la rencontre de l'autre. Et c'est ça qui m'anime toujours : l'humain derrière l'image.
Quel message souhaitez-vous transmettre à celles et ceux qui hésitent encore à sauter le pas de l'expatriation, au Canada ou ailleurs, à la lumière de votre parcours ?
Je crois que chacun doit faire ce qui le rend heureux. Il n'y a pas de chemin universel. Pour certains, rester dans leur pays est le bon choix. Pour d'autres, partir devient une évidence. L'essentiel, c'est de s'écouter.
Il faut oser être un peu égoïste, parfois. C'est en étant bien avec soi-même qu'on peut être utile aux autres.
Alors si l'expatriation vous appelle, allez-y. Et si ce n'est pas le bon moment, ce n'est pas grave. Faites les choses pour vous, pas pour les autres.